CHAPITRE 20

« Qu’est-ce que vous voulez dire, hurla Hocking.

— Nous… c’est-à-dire, il… il n’est pas revenu, balbutia Tickler.

— Comment pouvait-il ne pas revenir ? Il n’avait pas quitté le laboratoire. C’est bien ce que tu as dit. Tu as dit que Millen l’a surveillé en permanence.

— Pas tout le temps, non », dit Kurt lentement, conscient du risque qu’il courait à cet instant. « Il s’est absenté un moment pour aller à la cafétéria.

— Vous ne deviez pas le quitter des yeux.

— C’était impossible.

— Oh ? Et pourquoi ? » demanda Hocking. Le rouge lui montait aux joues, donnant à son teint livide un reflet rosé dans la faible lumière de la pièce. Des veines tortueuses saillaient sur son front, et il avait vraiment l’air d’être sur le point d’éclater de rage et de frustration.

« Je l’ai suivi jusqu’à la queue dans la cafétéria. Et puis je suis revenu l’attendre. Je ne pouvais pas lui laisser voir que je le surveillais. N’est-ce pas ?

— Ortu sera mis au courant. Je ne peux pas lui cacher cela. Cette fois c’est vous qui devrez aller vous expliquer devant lui. À moins que…

— À moins ? » Tickler avait sauté sur la première chance de pouvoir éviter la colère du mystérieux et sévère Ortu.

« À moins que vous ne le trouviez tout de suite. Vous avez quatre heures.

— Nous ne pouvons pas fouiller toute la station en quatre heures, plaida Millen.

— Débrouillez-vous, dit Hocking. Il faut qu’on le retrouve.

Et vite. Vous m’entendez ? Sinon c’est Ortu qui s’occupera de vous.

— Nous le trouverons », promit Tickler.

Sans attendre que Hocking change d’avis, les deux hommes partirent en hâte pour commencer leurs recherches. Ils enfilèrent des combinaisons pressurisées et retraversèrent le site en construction pour rejoindre la station. Arrivés là, ils quittèrent leurs combinaisons et prirent le tram.

« C’est entièrement de ta faute ! grommela Tickler, d’un ton accusateur.

— Ma faute ! « Kurt incendia du regard son camarade. » Je l’ai surveillé comme tu me l’avais dit. Tu m’avais dit de fouiller sa cabine dès que j’en aurais l’occasion : pendant qu’il était à la cafétéria, c’était l’occasion rêvée. Il n’allait nulle part. Il m’avait dit qu’il revenait tout de suite. Il m’avait même invité à l’accompagner.

— Tu aurais dû y aller. La fouille de sa cabine pouvait attendre.

— Et toi, où étais-tu ? Est-ce que tu n’aurais pas pu le suivre toi-même ?

— Évidemment, nous ne serions pas dans ce pétrin si j’avais pu le faire.

— Il a dû lui arriver quelque chose, je t’assure. Je l’ai vu attendre dans la queue à la cafétéria.

— Arrête ! Je ne veux pas en savoir plus. Tout ce qui compte maintenant c’est qu’il faut le retrouver, et vite !

— Par où commence-t-on ?

— Je ne sais pas. À l’heure qu’il est, il peut être n’importe où.

— Je te l’avais dit. Nous aurions dû aller trouver Hocking tout de suite, dès qu’il n’est pas revenu pour la séance de travail.

— Cela ne change rien maintenant. Nous ne pouvions pas risquer d’éveiller des soupçons de la part de Reston. Il sait qu’il se passe des choses. Il se cache quelque part.

— Bon, mais il ne peut pas être bien loin. Il est quelque part sur la station et nous n’avons que quatre heures pour le trouver. Attends. J’ai une idée. Je sais où commencer à chercher. »

Et le tram les emporta, sur son coussin d’influx magnétiques, vers le début de leur recherche effrénée à travers Gotham.

Ari ressentait une certaine gêne dans la cabine de Spence. Elle ne s’y était jamais rendue, pas plus que dans son laboratoire.

Maintenant, tout ce quelle voyait était en quelque sorte chargé de sa présence. Elle avait peur de toucher quoi que ce soit de peur de déranger ce souvenir.

Elle écarta ce genre de pensée. « Il est seulement parti en voyage », se répétait-elle. « Il n’est pas mort. »

Mais une atmosphère étrangement morbide continuait à planer sur l’espace de la cabine.

Il aurait pu au moins faire son lit, pensa-t-elle. Elle se pencha pour le faire, mais retira sa main au moment où elle allait toucher la couverture. Non, laisse tout en l’état. Laisse tout comme il l’a laissé.

L’atmosphère funèbre de la cabine l’oppressait et elle n’avait qu’une idée : en sortir. Elle trouva le modèle réduit de la station dans la poche de son survêtement, comme il l’avait dit. Elle le prit, remit le survêtement à sa place et quitta la cabine pour revenir dans la semi-obscurité du laboratoire.

« Qu’est-ce que nous avons là ?

— Oh ! Vous m’avez fait peur ! » s’exclama Ari tandis que la lumière revenait et qu’elle se retrouvait dans les griffes de Tickler. Kurt était debout à côté du portail d’entrée, le doigt posé sur la plaque d’accès.

« Je ne voulais pas vous faire peur, mademoiselle. J’avais peur que ce ne soit un maraudeur. »

Ari rougit de surprise. « Je cherchais le Dr Reston.

— Vous êtes une amie ? » Tickler la tenait toujours fermement par le bras.

« Oui. Et vous êtes son assistant ?

— Je suis le Dr Tickler. Quelle était l’objet de votre visite ?

— Oh, c’était personnel. Mais cela ne fait rien. Je peux revenir à un autre moment.

— Oui, peut-être que vous feriez mieux. » Tickler l’examinait sur toutes les coutures. « Et qu’est-ce que vous avez là ?

— Cela ? Ce n’est qu’un presse-papiers », dit-elle mal à l’aise. Le comportement de Tickler la dérangeait. « Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…» Et elle dégagea son bras de l’emprise de Tickler.

« Bien sûr, je suis désolé. C’est que nous ne pouvons pas être trop prudents. Le travail est si important. »

Il s’écarta et Ari sortit, l’air blessé. Intérieurement, le comportement de Tickler à son égard lui faisait peur. Elle commençait à comprendre pourquoi Spence avait souhaité garder le secret sur sa mission et elle ne regrettait pas d’avoir menti quant au motif de sa présence dans ces lieux.

Arrivée au portail, elle le franchit sans regarder derrière elle. Puis elle se dirigea vers le ComCen où elle posta le presse-papiers de Reston dans le courrier prêt à partir par la prochaine navette.

« Suis-la », dit Tickler, dès qu’elle eut disparu. « Je veux savoir ce qu’elle a l’intention de faire avec ce modèle réduit. »

Kurt sortit aussitôt et disparut, invisible, sur ses traces.

Une femme d’un certain âge, aux yeux bleus, contemplait l’étendue de gazon bordée d’une haie de saules. Une légère brise agitait les feuilles d’un lilas situé tout près des portes-fenêtres. Elle était assise, un peu raide, dans un fauteuil très confortable, les mains croisées sur ses genoux. Dans sa robe de coton imprimé d’un bleu délavé, elle avait l’air d’une de ces poupées vieillies d’avoir trop attendu une jeune maîtresse qui les délivrerait de la solitude et leur exprimerait un peu d’amour.

« Mme Zanderson…», murmura doucement une voix à la porte.

La femme ne bougea pas ; dans ses yeux bleus et vides, aucun signe de reconnaissance.

« Mme Zanderson ? » Une infirmière en blanc pénétra sans faire de bruit dans la chambre et s’approcha de son siège : « C’est l’heure de vos médicaments, Caroline. Tenez. »

L’infirmière lui tendit une capsule verte dans un gobelet de papier blanc et le lui mit dans la main. Puis elle prit la main de la femme, l’éleva vers sa bouche et fit basculer son contenu.

« Et voilà. Voulez-vous aller faire votre promenade ce matin ? » La femme fixait d’un regard vide les portes-fenêtres ouvertes.

« C’est bien. Maintenant on se lève. C’est cela. Nous allons faire une petite promenade avant le déjeuner. »

L’infirmière l’aida doucement à se lever et, en lui tenant le bras, la conduisit vers l’étendue de gazon. En franchissant le seuil de la chambre, la femme se retourna comme si elle abandonnait derrière elle quelque chose d’une valeur inestimable et avait peur de ne pas la retrouver. « Mon fauteuil, cria-t-elle.

— Votre fauteuil est en sécurité pendant notre promenade. Il sera là à votre retour. »

La femme accepta les assurances de l’infirmière. Elle se concentra sur la promenade d’un air très décidé, comme si elle s’embarquait pour le tour du continent à pied. Elle pencha la tête vers l’infirmière et lui confia, comme s’il s’agissait d’un terrible secret : « Ils m’attendent, là-bas. Ils veulent mon fauteuil, vous savez.

— On ne les laissera pas prendre votre fauteuil, ne vous en faites pas.

— Vous ne me croyez pas. Personne ne me croit. Ils veulent mon fauteuil.

— Qui veut votre fauteuil, Caroline, dites-moi ?

— Vous pensez qu’il s’agit d’un jeu. Vous ne me croyez pas.

— Alors dites-moi. Qui veut votre fauteuil ? »

D’une voix qui n’était plus qu’un souffle elle dit : « Le Voleur de rêves ; il veut me prendre mais il n’y arrive pas, alors il veut mon fauteuil. Et vous n’allez pas le laisser le prendre, n’est-ce pas ? » Les grands yeux bleus s’ouvraient sur l’infini.

« Non, non, il n’aura pas votre fauteuil. Et il ne vous aura pas non plus. On va s’occuper de lui. Ne vous en faites pas. »

Elles poursuivirent la promenade dans la lumière dorée d’une journée sans nuage. D’autres pensionnaires étaient de sortie sous l’œil attentif de surveillants en blouse blanche.

À la faveur de la tiédeur du jour, Mme Zanderson retrouva son calme et oublia ce qui l’avait agitée peu auparavant. Ses yeux, un moment confus, reconnaissaient leur entourage.

« Vous, je vous connais. Vous êtes Belinda. »

L’infirmière sourit et fit oui de la tête. « C’est bien. Vous vous en êtes souvenue.

— Et mon Ari, elle est là ? Je veux voir ma petite fille.

— Ari n’est plus une petite fille, vous savez. Elle n’est pas là en ce moment mais elle va venir vous voir bientôt.

— Je veux la voir tout de suite. Il faut que je la mette en garde.

— La mettre en garde, Caroline, contre quoi ?

— Les Voleurs de rêves, imbécile. Ils sont après elle aussi, je le sais. Je les sens. Ils sont après elle. Vous ne me croyez pas. N’est-ce pas ?

— Caroline, je crois que vous vous en faites beaucoup pour rien. Croyez-vous que nous laisserions ces horribles Voleurs de rêves toucher à votre Ari. Non, bien sûr que non.

— Vous vous moquez de moi.

— Non, pas du tout. Peut-être qu’il vaudrait mieux rentrer maintenant et vous reposer un peu avant le déjeuner. Vous vous sentirez beaucoup mieux après cela.

— Non, non, je serai sage. J’aimerais marcher encore un peu. Je ne dirai plus rien. Je vous en prie, marchons encore un peu.

— D’accord, Caroline, comme vous voulez. Nous allons nous promener, mais sans plus parler des Voleurs de rêves. Laissez-moi m’en occuper. Regardez les fleurs, Caroline, comme elles sont jolies. Les rouges et les jaunes… n’est-ce pas magnifique ?

— Oui, magnifique. »

Mme Zanderson s’était retirée dans sa coquille. Son regard vide se perdait à l’horizon ; elle avait revêtu un masque de pierre.

Après un petit tour de jardin, l’infirmière la ramena dans sa chambre où elle reprit sa veille, s’agrippant de ses mains décharnées aux bras du vieux fauteuil rouge comme un aigle à sa proie.

Le voleur de rêves
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